Petite enfance et analyse des pratiques professionnelles

Petite enfance et analyse des pratiques professionnelles
Photo by Xavier Mouton Photographie / Unsplash

  1. De nombreuses équipes professionnelles font appel à des psychologues pour les aider dans l'analyse de leurs pratiques au travail. Pour mener à bien cette activité, il est indispensable d'établir un cadre bien défini et de s'appuyer sur une base théorique solide. Un exemple de cette approche dans le domaine de la petite enfance, qui utilise la méthodologie clinique de Piaget, nous est exposé.
  2. Les psychologues ont un rôle actif auprès des équipes accueillant divers groupes, allant des patients aux jeunes enfants, notamment dans des structures d'accueil de divers types. Cette analyse de pratique permet aux équipes de réfléchir sur des situations qui les mettent au défi ou les interrogent. Ce type d'intervention peut être vu comme une forme de prévention, voire une thérapie indirecte, car il permet aux équipes de mieux gérer leurs principales responsabilités.
  3. Lors de la conduite de ces groupes d'analyse de pratique, il est crucial de ne pas se positionner en tant qu'expert face à l'équipe. Le but n'est pas de dicter la marche à suivre ou de fournir des solutions toutes faites, mais plutôt de guider la réflexion collective. Le psychologue apporte son soutien en se basant sur des modèles théoriques, plutôt que sur son expérience personnelle, pour éviter de prendre la posture d'un « super professionnel » avec des solutions prêtes à l'emploi.
  4. Il existe plusieurs modèles théoriques en psychologie qui peuvent être employés pour guider cette pratique.
  5. Bien que l'analyse de pratique soit souvent ancrée dans une orientation psychanalytique, nous suggérons d'intégrer un modèle différent : l'entretien clinico-critique, comme décrit par Piaget. Notre approche se situe dans un cadre sociocognitif, où l'on encourage le processus de pensée de l'équipe et des individus et où l'on se concentre sur les interactions entre eux. Nous commencerons par établir le cadre général de l'analyse de pratique avant de détailler cette méthode sociocognitive et de la comparer à une approche psychanalytique.
  6. La mise en place et le maintien d'un cadre strict sont cruciaux pour que le groupe puisse travailler efficacement sur une période suffisante pour une réelle élaboration des idées.
  7. La stabilité du groupe est primordiale, même si des absences pour maladie, formation ou vacances sont parfois inévitables mais doivent être justifiées.
  8. Un facilitateur externe : dans ce contexte, il est souvent question d'un psychologue.
  9. Un cadre spatio-temporel précis : les dates des sessions sont prédéterminées en fonction des contraintes organisationnelles et ne doivent être modifiées que pour des raisons sérieuses. Le lieu de réunion est généralement le même lieu de travail de l'équipe, et le choix de ce lieu a un impact sur la réflexion collective.
  10. Règles de fonctionnement : la règle la plus fondamentale est celle de la confidentialité pour tous les participants et le facilitateur. Ce qui est discuté reste au sein du groupe et ne doit pas être partagé avec des tiers, comme des supérieurs ou des parents des enfants mentionnés. D'autres règles incluent la participation active de tous les membres et un environnement exempt de jugement. Ces règles sont à rappeler lors de l'intégration de nouveaux membres.
  11. Le focus de l'analyse doit être sur la tâche principale du groupe, plutôt que sur des problématiques institutionnelles. Bien sûr, il peut être difficile de se concentrer sur des questions spécifiques liées à l'accueil des enfants lorsque l'équipe est en tension avec sa hiérarchie. Toutefois, le facilitateur doit rester focalisé sur l'objectif initial et peut proposer d'autres formes d'analyses, comme une régulation d'équipe ou une analyse institutionnelle, potentiellement avec un autre facilitateur pour distinguer clairement les objectifs.
  12. Les groupes Balint sont considérés comme ayant posé les bases du fonctionnement des groupes d’analyse de la pratique.
  13. Destinés à des médecins, le docteur M. Balint les a créés pour permettre à ces derniers de travailler la dimension relationnelle avec le patient. Groupes de parole, ils s’appuient comme dans la pratique analytique sur la libre-association des idées.
  14. Dans les années quatre-vingt, D. Anzieu (1984) et R. Kaës (1976, 2000) ont développé l’idée d’inconscient groupal à partir des processus observés et analysés dans les groupes dits « de formation », composés de personnes de diverses origines. Les groupes sont coanimés par deux animateurs et donnent lieu à des analyses très approfondies des processus inconscients qui se manifestent.
  15. Il ressort de l’analyse des phénomènes d’un groupe que celui-ci fonctionne comme un sujet, avec un inconscient groupal et que l’on peut voir émerger dans la relation entre les participants et les animateurs une dynamique transféro-contre-transférentielle semblable à celle de la cure analytique. Il est donc possible d’analyser celle-ci afin de permettre au groupe d’élaborer à partir de l’expression de ses affects.
  16. Plus récemment, de nouveaux travaux ont réactualisé la transposition de la pratique analytique à la pratique de groupe, en reprenant les travaux de W. Bion. D’après W. Bion (1962), le bébé vit, après sa naissance, des états incompréhensibles de souffrance et de désorganisation (éléments ?). Sa mère, par sa contenance affective et son attention, va donner sens à ces vécus bruts qui deviennent alors des affects assimilables par le bébé. Par sa fonction contenante, fonction ?, elle détoxique et métabolise les éléments ? qui vont prendre sens dans l’expérience du bébé. D. Mellier (2003) montre que le clinicien qui anime un groupe d’analyse de la pratique peut jouer le même rôle que la mère vis-à-vis du groupe : il métabolise les vécus bruts de souffrance du groupe et permet aux participants de leur donner sens. La fonction contenante du clinicien favorise la métabolisation du vécu de l’équipe.
  17. Le travail se fait essentiellement à partir d’un travail sur les émotions exprimées et-ou ressenties par le clinicien animateur du groupe. Nous proposons une conceptualisation de l’analyse de la pratique qui s’articule avec ce modèle et qui permet de travailler également les éléments conscients apportés par les participants. Un autre modèle : l’entretien clinico-critique 18Tout jeune chercheur, J. Piaget fait un stage dans le service du professeur T. Simon qui étalonne un test de raisonnement. J. Piaget est davantage intéressé par les argumentations que peuvent donner les sujets quand il les interroge que par les résultats des tests en termes de réponses justes ou fausses. Il découvre alors les particularités de la pensée enfantine qu’il décrira tout au long de son œuvre. La méthode clinique, qu’il décrit dans la « représentation du monde » en 1926, s’inspire de la méthode utilisée par les psychiatres, mais va porter sur le raisonnement de l’enfant. Au départ, il s’agissait d’une conversation libre avec l’enfant sur un thème dirigé, avec une hypothèse directrice « on écoute parler » selon E. Claparède qui a beaucoup inspiré J. Piaget. Puis l’épistémologue a introduit des situations problèmes à partir de matériel concret, la manipulation devient alors le support de l’entretien : par exemple, la célèbre boule de pâte à modeler pour l’opération de conservation de la quantité de substance. L’entretien consiste ainsi à « suivre l’enfant tout en le guidant » par un questionnement, l’utilisation de suggestions et de contre-suggestions.
  18. Les Groupes Balint sont souvent considérés comme les pionniers dans l'établissement des principes pour les groupes d'analyse de la pratique.
  19. Conçus initialement pour les médecins par le Dr M. Balint, ces groupes visent à améliorer la dimension relationnelle entre le médecin et le patient. À l'image de la psychanalyse, ils utilisent la libre association des idées.
  20. Dans les années 80, D. Anzieu et R. Kaës ont introduit le concept d'inconscient collectif basé sur leurs observations dans des groupes de formation diversifiés. Ces groupes, souvent coanimés, permettent des analyses profondes des processus inconscients en jeu.
  21. L'analyse du groupe révèle qu'il agit comme une entité à part entière, possédant un inconscient collectif. Une dynamique de transférance et contre-transférance similaire à la cure psychanalytique peut être observée, et peut donc être analysée pour permettre une meilleure expression et compréhension des affects au sein du groupe.

Des recherches plus récentes ont adapté la psychanalyse à la dynamique de groupe, s'appuyant sur les travaux de W. Bion. Selon lui, la mère aide l'enfant à métaboliser des états émotionnels bruts et chaotiques grâce à sa capacité de contenance. De la même manière, D. Mellier montre que le clinicien peut agir comme une "mère" pour le groupe, aidant à métaboliser et donner un sens aux émotions brutes. Ce rôle de contenance du clinicien facilite la digestion émotionnelle du groupe.

Le travail s'appuie principalement sur les émotions exprimées et ressenties par le clinicien qui anime le groupe. Nous proposons une approche de l'analyse de la pratique qui s'intègre à ce modèle et qui permet également d'examiner les éléments conscients apportés par les membres du groupe.

Un Modèle Alternatif : L'Entretien Clinico-Critique

En tant que jeune chercheur, J. Piaget a travaillé sous la supervision du Professeur T. Simon, qui standardisait un test de raisonnement. Plus intéressé par la logique exprimée par les sujets que par les résultats des tests, Piaget a exploré les spécificités de la pensée enfantine. Sa méthode clinique, inspirée des psychiatres mais focalisée sur le raisonnement des enfants, consiste en des conversations guidées sur des sujets spécifiques. Par exemple, l'utilisation d'objets concrets comme une boule de pâte à modeler permet de suivre et de guider l'enfant dans son raisonnement à travers des questions, des suggestions et des contre-suggestions.

Diagnostic et Intervention Cognitive

J.-M. Dolle et D. Bellano ont adapté la méthode d'entretien clinique pour évaluer et aider les enfants en difficulté d'apprentissage, jetant ainsi les bases d'une nouvelle approche d'accompagnement.

À la lumière d'un diagnostic basé sur cette méthode, le psychologue évalue le stade de développement cognitif de l'enfant, c'est-à-dire son niveau de flexibilité cognitive et ses aptitudes adaptatives. Le psychologue peut alors créer un plan d'intervention qui engage des techniques comme des questions ou des suggestions pour stimuler le développement de l'enfant.

Adaptation à l'Analyse des Pratiques : Intégration des Deux Modèles

Le défi est de transposer cette approche au contexte d'une équipe en analyse de la pratique. L'équipe, en difficulté pour aborder certains cas, nécessite un soutien psychologique pour comprendre et s'adapter aux situations problématiques.

  1. Le point de départ de l'analyse est souvent une situation spécifique qui crée des difficultés pour l'équipe. Par exemple, une équipe peut être confrontée à un enfant comme Killian qui ne suit pas les règles et semble mettre en danger sa propre sécurité et celle des autres.
  2. Le premier pas est de reconnaître les émotions du groupe, notamment le sentiment d'impuissance. En analysant ces sentiments, le psychologue aide l'équipe à digérer ces émotions brutes et à les transformer en une compréhension plus nuancée du problème.
  3. Une fois que cette phase émotionnelle est passée, l'analyse peut se focaliser sur les aspects cognitifs et comportementaux du cas. L'objectif est de comprendre le comportement de l'enfant en allant au-delà des symptômes superficiels.
  4. L'approche utilisée n'est pas un questionnaire rigide mais plutôt un dialogue guidé. Le psychologue encourage l'échange de perspectives, exigeant que l'équipe se réfère aux observations concrètes pour analyser la situation.
  5. Dans cet exemple avec Killian, le but est de redonner à l'enfant son statut en tant qu'enfant, qui avait été éclipsé par son comportement problématique.
  6. Parfois, les difficultés avec l'enfant sont si accablantes que l'équipe peut avoir des œillères émotionnelles. Dans ces cas, des observations supplémentaires peuvent être nécessaires pour la prochaine session. L'échange au sein de l'équipe peut alors aider à créer une nouvelle compréhension de la situation, permettant de dépasser les émotions initiales pour arriver à une analyse plus objective.